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Dounia Bouzar, musulmane de France
LE MONDE | 27.01.05 | 14h55
L'anthropologue, de mère française et de père algérien, cherche à réconcilier islam et République. Elle vient de démissionner du Conseil français du culte musulman.
Chercher son chemin sur la crête étroite de l'islam à la française, s'obstiner à relier deux mondes réputés incompatibles ne prédispose pas à une morne destinée. La vie en a voulu ainsi : Dounia Bouzar n'est pas femme à suivre les fleuves tranquilles. Sa démission, le 4 janvier, du Conseil français du culte musulman (CFCM), panier de crabes islamo-gouvernemental où, selon ses dires, elle ne servait "à rien", n'est qu'un cahot, un de plus dans l'itinéraire bousculé d'une femme acharnée à sortir de l'entre-deux où elle est née.
"Je sais ce que je veux recoudre en moi."Il faut connaître un peu de sa vie pour comprendre l'énergie déployée par cette anthropologue de 40 ans, ancienne éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), pour "créer une nouvelle religiosité musulmane adaptée à la laïcité". Une tâche que le CFCM, composé essentiellement d'hommes liés à des pays étrangers politiquement rivaux, n'a, selon elle, jamais abordée.
Les fées du métissage heureux auraient pu se pencher sur son berceau. Mais le mariage des parents de Dounia Bouzar, camarades de fac dans le Marseille de l'après-guerre d'Algérie, n'a guère survécu à sa naissance. Sa mère, issue d'une famille grenobloise férue de droits de l'homme, enseigne les mathématiques à l'université. De son père, algérien, étudiant en sociologie à l'époque, elle ne veut plus rien savoir. Vingt années durant, Dominique - son prénom pour l'état civil - l'a recherché. Le jour où elle s'est enfin retrouvée en face de lui, le choc a été si destructeur qu'elle s'est résolue à faire le deuil de son père. "Il m'a dit : "Ta mère est française, tu ne seras jamais ma fille.""
La quête forcenée de lien a débuté là, dans l'extrême violence d'une répudiation paternelle. "Ce "tu ne seras jamais ma fille" était porteur d'une vision d'un monde partagé entre "nous" et "les autres" qui m'est insupportable", analyse-t-elle aujourd'hui. Depuis, elle se bat pour "aider à ce qu'il n'y ait plus "nous" et "les autres"". Avec une arme intime : sa double ascendance de fille d'Algérien élevée dans un milieu français laïque, devenue croyante à 20 ans et musulmane à 30.
A l'âge où l'avenir est censé vous sourire, la fille unique et choyée tombe de haut : elle se retrouve veuve et orpheline. En quelques mois, elle perd d'un cancer du cerveau un mari aimé et rencontre son père pour la première et dernière fois.
S'ajoute le trouble persistant qu'elle éprouve, comme éducatrice, en s'occupant de jeunes d'origine maghrébine. En dépit de son éducation bourgeoise et de sa carte professionnelle tricolore, tout le monde s'obstine à la voir d'abord comme une beurette. Lorsqu'elle se présente à la prison de Loos (Nord), où elle anime un journal, on la renvoie vers la file d'attente des familles de détenus. Stupéfaite, elle découvre l'accaparement de son identité par le regard des autres. Avec sa tête d'Arabe, Dominique Bouzar a l'impression de vivre dans la peau d'une autre.
Elle y gagne au moins un prénom, Dounia, forgé par un mineur confié à la PJJ. Sa mère l'avait nommée Dominique, son père avait préféré Amina. Le môme lui conseille de mettre d'accord ses parents en mélangeant ses deux prénoms. "Dounia", "vie" en arabe, sort du chapeau.
La voilà baptisée. Mais son chemin de croix de musulmane ne fait que commencer. Son nouveau mari, tunisien, met l'islam en avant pour justifier ses accès de violence. En plongeant dans le Coran, elle se convainc que son époux fait dire aux textes ce qui l'arrange. Dounia Bouzar "tombe amoureuse de l'islam et divorce".
Telle est cette musulmane dont Nicolas Sarkozy comprend, un jour de 2003, qu'elle "a le profil idéal pour faire aimer l'islam à tous les Français". Il la nomme au tout nouveau CFCM, où beurs et beurettes brillent par leur absence. "Femme, fille d'intello, veuve, divorcée, élevant seule trois enfants, énonce-t-elle, j'ai vécu des expériences qui me permettent de poser autrement les questions que se posent les musulmans de France." Pour cette féministe, l'islam sera aussi un combat. Il lui faut admettre le verset du Coran sur la supériorité des hommes. Il faut aussi renoncer au porc et, particulièrement, aux figatelli de sa mère, d'origine corse. "Mon djihad à moi", sourit-elle.
Mais elle a réussi l'essentiel : cesser de se sentir extraterrestre et se battre pour recoudre une société qui peine à admettre l'identité musulmane. Elle clame que l'on peut être musulman et français sans être tiraillé entre deux systèmes de valeurs. Non sans contorsions : après avoir souligné le rôle positif des prédicateurs proches de Tariq Ramadan dans la construction de la citoyenneté des jeunes musulmans, elle met aujourd'hui en garde contre leur discours. Leur rhétorique enjoint les jeunes, selon elle, à "mettre de l'islam partout" et à les enfermer dans une lecture littérale des textes sacrés niant le rôle de l'individu, le contexte social, et même l'histoire. Les intéressés hurlent à l'opportunisme médiatique. Elle rame pour continuer le dialogue avec eux, engagé depuis des années.
De colloque en centre islamique, de ministère en plateau de télévision, Dounia Bouzar proclame que l'islam, comme les autres religions, s'interprète à l'aune des réalités sociales. Que "les femmes n'entendent pas la parole de Dieu de la même façon dans leur cuisine ou lorsqu'elles sont ingénieures". Son franc-parler, trempé dans la réalité des quartiers populaires, malmène les tartuffes de l'islam et rassure les enfants d'immigrés qui veulent pouvoir prier sans cesser d'aimer le rap.
Grisée par l'écho médiatique de sa démission, l'ex-dame de pique du CFCM rêve d'élargir le travail pédagogique qu'elle poursuit à la PJJ, en fondant un "institut pédagogique sur le fait musulman" chargé de fournir des repères sur les réalités de l'islam aux jeunes, à leurs éducateurs et aux médias. De réconcilier l'islam et la République, comme elle a raccommodé les deux parties d'elle-même.
Philippe Bernard
Biographie
1964 Naissance à Grenoble
1984 Rencontre avec son père
1993 Conversion à l'islam
2005 Démission du Conseil français du culte musulman
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 28.01.05
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