«Se contenter de "traquer les têtes d’Arabes" pour combattre le radicalisme, c’est faire le jeu de Daesh» (Zaman France)
Au moment où la directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam, Dounia Bouzar, a annoncé le non renouvellement de son contrat avec l'Etat, Zaman France l'a interrogée sur les raisons de cette décision et sur les conséquences de la politique actuelle menée par le gouvernement en matière de déradicalisation.
Vous avez publié un communiqué dans lequel vous expliquez les raisons de la fin de votre collaboration avec les préfectures que vous ne reconduirez pas dans le cadre du CPDSI, au sujet de la déradicalisation, à savoir le vote de la loi sur la déchéance de nationalité. Cette décision est-elle pour vous une décision éthique quand aux implications de cette loi pour votre conscience ou alors une décision de cohérence professionnelle ? Autrement dit, en quoi très concrètement la loi sur la déchéance de nationalité vous empêche-t-elle de poursuivre votre travail dans le cadre qui était le vôtre dans la collaboration CPDSI-préfectures ?
Depuis 15 ans de travail intellectuel lié au terrain, je n’ai jamais distingué ma cohérence professionnelle de mon éthique personnelle. Je suis une personne entière et je ne peux m’engager dans des actions professionnelles que si je pense qu’elles poursuivent un but positif. A 52 ans, j’ai la chance d’être libre puisque j’ai fondé depuis 8 ans un cabinet d’expertise familiale. Je choisis les personnes avec qui je veux travailler, personnes qui me choisissent aussi librement.
Si j’ai accepté de me détacher de mon cabinet pour répondre à l’appel d’offres du ministère de l’Intérieur pendant un an, c’est parce nous partagions les mêmes postulats : il était fondamental pour la France d’apprendre enfin à distinguer ce qui relève de la liberté de conscience et de la pratique religieuse, garanties par la laïcité et la Constitution, de ce qui révèle d'un début de radicalisme menant à rejeter ou à combattre tous ceux qui ne pensent pas comme soi. C’est le comportement qui est radical, pas l’islam !.
C’est un travail que je menais déjà depuis de nombreuses années au travers de recherches-actions publiées régulièrement. Le gouvernement est venu me chercher en connaissant mes travaux. C’est ainsi que j’ai pu construire les indicateurs d’alerte, basés non pas sur l’apparence ou la pratique religieuse mais bien sur des comportements de rupture, normalement repris par toutes les institutions.
C’est ainsi que j’ai pu également proposé une méthode de désembrigadement qui a fait ses preuves et sauvé des centaines de jeunes mineurs qui croyaient aux mythes mensongers de Daesh : l’illusion de trouver enfin une terre où les «vraies valeurs» de l’islam sont appliquées, l’illusion de sauver sa famille non musulmane en mourant maintenant sur la terre du Sham, l’illusion de sauver les enfants gazés par Bachar al Assad, etc.
L’adhésion au discours de Daesh ne concerne pas majoritairement des pratiquants musulmans
Quel est le profil des jeunes qui répondent positivement à l'appel de Daesh ?
Au travers des 1000 jeunes suivis détectés par les Numéro Vert, nous avons pu faire la preuve que l’adhésion au discours de Daesh ne concernait pas majoritairement des pratiquants musulmans, ni même uniquement des jeunes révoltés par les discriminations et les stigmatisations, mais aussi des jeunes qui ne connaissaient pas l’islam, de toutes origines, de toutes convictions et de toutes classes sociales.
Cela vient du fait que contrairement au temps d’al Qaida, les rabatteurs de Daesh s’adaptent à la psychologie de chaque jeune pour les mener à adhérer à leur groupe puis à adhérer à leur idéologie. La France n’est pas prête à entendre cela. Même les chercheurs, cela se voit qu’ils ne connaissent pas encore le terrain.
Chacun veut que Daesh rentre dans son ancienne hypothèse de travail : les discriminations, les injustices sociales, la géopolitique, la recherche de rupture, la recherche d’idéal, etc. Pourtant, Daesh, c’est tout ça à la fois ! Et la proposition de loi sur la déchéance de nationalité veut faire croire aux Français que le radicalisme est un problème d’immigrés, d’Arabes, de musulmans, de banlieues.
Comment continuer à travailler dans ce contexte politique alors que justement, nos recherches nous ont montré que l’amalgame profite toujours aux radicaux ? Les comportements des professionnels sont influencés par ce débat. Ce serait devenir complice d’un grave dysfonctionnement...
Comment les familles ont-elles réagi à propos du débat sur la déchéance de nationalité des binationaux ?
Les familles sentent qu’elles ne sont plus considérées comme des victimes mais comme de potentielles coupables, notamment lorsqu’elles sont d’origine maghrébine. Mais les autres aussi, ils sont considérés comme de mauvais parents n’ayant pas protégé leur enfant de l’islam. Pourtant, ce sont elles qui avaient demandé des interlocuteurs pour les aider en 2014 !
Je pense également faire des recherches comparées sur le traitement judiciaire des jeunes radicalisés, selon leur origine. Les premiers jugements étaient individualisés, selon les motivations et les actions de chaque jeune. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que le débat politique influence certains jugements, j’ai besoin de le vérifier.
Pour retrouver une place de libre penseuse qui a besoin de vérifier l’égalité de traitement des institutions, il est difficile de rester relié à un gouvernement qui change ainsi de postulat.
Chaque débat qui veut entraver la liberté de conscience des musulmans accentue l’autorité des radicaux
Vous dites également que «cette posture va plonger la France dans un retard en matière de prévention contre le processus de radicalisation de nos jeunes». Autrement dit, vous pensez que le gouvernement engage sa responsabilité directe sur les futurs échecs de la politique de déradicalisation auprès des jeunes et leurs éventuelles conséquences, à savoir des attaques sur le territoire national...
Bien-sûr ! On avait déjà pris 10 ans de retard dans la lutte contre le radicalisme en s’attaquant aux pratiquants. Le débat et la violation de la laïcité qui interdisait aux mères de famille d’accompagner leurs enfants pendant les sorties d’écoles a fait le bonheur des radicaux, qui ont besoin de prouver qu’il y a un complot pour empêcher les gens d’être musulmans.
A chaque débat qui veut entraver la liberté de conscience ou de culte des musulmans, cela accentue l’autorité des radicaux. Ces derniers ont besoin des injustices, des stigmatisations, des discriminations, pour faire autorité sur les jeunes.
A côté de cela, paradoxalement, les élus pouvaient être laxistes avec des radicaux dont les comportements finalement illustraient la représentation négative qu’ils avaient de l’islam : une religion archaïque, par essence violente et ne reconnaissant pas les femmes comme des individus à part entière.
Focaliser l'attention seulement sur les jeunes de culture musulmane alors que d'autres aussi sont touchés par le discours de Daesh risque de brouiller les pistes...
Non seulement la loi sur la déchéance de la nationalité refait un lien entre l’origine ethnique, la conviction supposée ou réelle de l’individu et le radicalisme, mais en plus, elle nie le fait que quantité de jeunes embrigadés dans Daesh ne sont ni d’origine maghrébine ni de famille musulmane.
Ce week-end encore, on a désamorcé un petit de 16 ans de famille non musulmane qui voulait mourir en martyr à Paris. Pour le moment, ce profil n’est pas passé à l’acte sur le territoire français. Ce sont des profils «classiques», issus de l’immigration, se sentant de nulle part, sans espoir social, avec une famille fragile, qui ont tapé en France, qui avaient incubé depuis de nombreuses années.
Se contenter de «traquer les têtes d’Arabes» pour combattre le radicalisme, c’est mettre la France en danger et faire le jeu de Daesh.
En islam, la vie est sacrée
Vous avez été pionnière dans le travail de terrain au sujet de la déradicalisation. Quel bilan personnel en tirez-vous ?
Je pense que l’idée du ministre de l’Intérieur de transmettre le baton à toutes les équipes reliées aux préfectures était bonne. Le maillage territorial est nécessaire, pour que chaque famille et chaque professionnel de chaque département trouve une cellule de ressources à sa disposition.
Nous avons transmis une méthode qui consiste à partir de l’individu, de son expérience, de son embrigadement, de son engagement, dont la logique a été déconstruite et reconnue, et qui l’amène par le questionnement, à faire en sorte qu’il trouve lui-même les failles et/ou défaillances de son premier engagement pour en reconstruire un nouveau dans le monde réel.
Comme le discours fait autorité parce que les jeunes cherchent une réponse à leurs questions existentielles, comme ils se sentent baignés dans une sorte de cohérence entre leurs besoins et leur engagement, il faut les amener à se rendre compte du décalage entre le mythe présenté par le discours radical, par exemple régénérer le monde en possédant la Vérité, leur motif personnel, par exemple être enfin utile ou améliorer le monde, et la déclinaison réelle de l’idéologie, devenir complice de l’extermination de tous ceux qui ne sont pas comme eux.
Une fois que les acteurs auront tous conscience de cette nouvelle individualisation de l’embrigadement et de l’engagement, ils inventeront des bons «savoir faire» pour aider ces jeunes. Dans notre bilan, nous expliquons que chaque psychologue, psychiatre, éducateur, assistant social, policier, est en train de s’approprier ce sujet. Il faut leur faire confiance.
Vous annoncez la création d'une école de déradicalisation. Pour quand ? A quels acteurs sociaux s'adressera-t-elle ?
J’aimerais construire cette école rapidement, septembre si possible, pour que les simples citoyens, parents, acteurs associatifs, acteurs institutionnels, professionnels, imams ou autres acteurs religieux, puissent s’outiller pour combattre cette manipulation de l’islam, repérer les jeunes qui sont en voie d’embrigadement et sauver des vies comme nous l’avons fait.
Je vais chercher des fonds dans cet objectif. En islam, la vie est sacrée. Ce sera un lieu où la chaîne humaine de la vie contre la mort se fortifiera et s’outillera.
Source : zamanfrance